Le programme d'histoire médiévale pour le CAPES et l'agrégation 2000-2002 a pour thème : "Les relations entre les pays d'Islam et le monde latin du milieu du Xe au milieu du XIIIe siècle". Il demeurera encore au programme de l'agrégation interne pour l'année 2002/2003. Rarement, les jurys de concours ont proposé une question aussi riche de sens et de réflexion pour la compréhension de notre histoire. La tragique actualité de l'automne dernier souligne à quel point il est nécessaire d'accéder à une meilleure connaissance des autres civilisations - en l'occurrence, celle de l'Islam - pour mieux comprendre et analyser les affrontements d'hier et d'aujourd'hui.
Comprendre les affrontements, c'est aussi les étudier à leurs justes proportions et en mesurer les impacts. La chronologie du programme a été volontairement décalée par rapport à l'histoire des conflits militaires entre chrétiens et musulmans. Dans la Péninsule Ibérique, la Reconquista a réellement commencé au milieu du XIe siècle, même si elle s'enracine dans le mythique fait d'arme du roi Pelayo d'Asturie aux grottes de Covadonga vers 721, et s'est prolongée jusqu'en 1492. L'expansion chrétienne des Croisades, entreprises inouïes par leurs motifs et les moyens mobilisés dans toute l'Europe latine, n'a commencé qu'à partir de la prédication d'Urbain Il en 1096, mais elle se prolonge au-delà de 1250 ; la dernière croisade de Saint-Louis à Tunis n'est pas incluse dans la période étudiée. C'est qu'il ne s'agit pas seulement d'apprendre une histoire événementielle d'expéditions et de batailles entre fidèles de deux religions adversaires. L'ambition et l'intérêt de la question sont au contraire d'inciter à aborder les relations entre chrétiens latins, fidèles de la papauté romaine, et musulmans dans toutes leurs dimensions et sur une période plus longue, dans l'ensemble du bassin méditerranéen.
On ne peut certes nier que l'affrontement fut une dimension essentielle des relations islamo-chrétiennes, reflet d'une profonde méconnaissance réciproque des religions et des civilisations. Mais cette dimension ne fut pas l'unique modalité des rapports qui se sont tissés entre tous les rivages de la Méditerranée, qui en furent le théâtre essentiel, du Xe au XIIIe siècle. L'habitude de se côtoyer favorisa d'autres formes de contacts entre ces peuples : diplomatiques, commerciaux, intellectuels; ils ont fait progresser la connaissance de l'autre en trois siècles. Dès lors, purent apparaître des relations et des comportements qui n'étaient pas irréductiblement fondés sur l'image négative de l'adversaire religieux à détruire. Si ces contacts plus ouverts, empreints de confiance parfois, sont demeurés souvent l'apanage des élites souveraines et aristocratiques des deux civilisations, ils n'en n'ont pas moins eu de profondes répercussions.
La diversité interne des deux mondes latin et musulman est une donnée essentielle de cette histoire riche et variée, lorsqu'on l'étend à l'ensemble des pays proches de la Méditerranée. Regrettons toutefois que le découpage géographique exclut de la question l'approche des chrétiens d'Orient, de rite et de langue grecs, mais aussi arabophones, dont les communautés ont souvent été un pont culturel important entre le monde musulman et l'Europe occidentale. La chrétienté et l'Islam n'étaient pas, au Moyen Age, des monolithes dressés l'un contre l'autre.
Les états musulmans, par-delà les fondements religieux qui les unissaient, s'opposaient entre eux par des divergences doctrinales fondamentales (shi'ites/sunnites), ethniques (arabes/berbères/turcs) et politiques (administrateurs arabes/militaires turcs). Il n'y a pas grand chose de commun, en dehors de la croyance en Allah, entre un Abd el-Rahman III (913-961), prince omeyyade arabe et descendant du clan du Prophète, premier souverain cordouan à porter le titre califal, propagateur d'une civilisation urbaine raffinée, qui donna un élan décisif aux écoles de la ville et fonda la ville nouvelle de Madinat al-Zahra, résidence fastueuse, et un Salah ad-Dîn (Saladin, 1138-1193), guerrier kurde de tradition semi-nomade et sunnite, qui combattit victorieusement aussi bien les musulmans shi'ites d'Egypte que les chrétiens en Terre sainte, et qui fit de Jérusalem la troisième cité sainte de l'Islam.
Au cours des trois siècles, les puissances orientales qui avaient fondées et dominées la civilisation de l'Islam classique (VIIIe-XIe s.), ont connu un déclin relatif. Le plus grand dynamisme est passé à l'Ouest : l'Al-Andalus Omeyyade jusqu'en 1031, puis au XIIe siècle le califat almohade, première puissance politique musulmane d'origine berbère, qui posa les bases de la culture du Maroc actuel, étaient alors des territoires à l'économie active ; leurs dirigeants étaient conscients de leur supériorité culturelle par rapport à l'islam oriental. Le juriste al Sakundi, au service des Almohades, l'exprima bien à la fin du XIIe siècle:
"Après le morcellement de cet état bien organisé, les roitelets andalous (...) mirent en vogue le marché des sciences et luttèrent d'émulation pour récompenser la prose et les vers. Les poètes ne cessaient de circuler autour de ces monarques, comme les zéphyrs soufflent entre les parterres de fleurs, et de se jeter sur leur fortune... Les jours s'écoulaient pour eux comme des fêtes. Ils avaient encore plus de penchant pour les belles-lettres que les Banû Hamdân d'Alep. Ces princes, leurs enfants, leurs vizirs occupaient la première place dans l'art de la poésie et de la prose et s'occupaient avec une égale ardeur des diverses branches de la science."
Il n'est pas étonnant, dès lors, que la Péninsule Ibérique, avec les écoles de traducteurs (juifs et musulmans) de Tolède, les écoles d'astronomie de Cordoue, fut l'un des foyers essentiels de transmission de la culture de l'orient antique vers l'occident latin médiéval. C'est aussi à partir de l'Espagne que circulèrent vers l'Europe les premières traductions en latin du Coran, à la demande de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui avait compris que l'Islam n'était pas un paganisme polythéiste, contrairement à ce que pensaient la plupart des chrétiens d'alors.
La connaissance plus complète et plus exacte de la civilisation musulmane a profité, dans la péninsule ibérique, d'autres facteurs favorables. L'Etat Omeyyade avait en effet bâti la deuxième puissance musulmane en méditerranée, après celle des Fatimides du caire.
Il put ainsi contrôler un commerce fructueux complémentaire entre les côtes du maghreb, les îles de Méditerranée Occidentale et l'Espagne. Les états chrétiens voisins ont profité de l'abondante circulation d'or créée par ce commerce intense. Ils ont aussi tiré profit des tributs par lesquels les "roitelets andalous", successeurs affaiblis des Omeyyaddes, achetaient la paix avec leurs voisins, et du prix des engagements de mercenaires accomplis par les chevaliers chrétiens, excellents guerriers à leur service. Le Cid lui-même servit aussi bien l'émir musulman de Saragosse que le roi d'Aragon ; il s'empara de valence d'abord pour le compte de son ancien roi musulman chassé par une révolution de Palais (1093). Les relations d'état à état ont donc souvent prévalu sur les affrontements religieux : d'ailleurs, l'idéal de la reconquista était motivé par la récupération d'une terre ancestrale envahie bien plus que par la défense de la foi.
L'opposition religieuse fut évidement plus vive en Terre Sainte, avec les croisades, mais elle ne constitua pas non plus une modalité exclusive des relations, même si l'exaltation réciproque de la défense des lieux saints fit de ces régions le creuset des idéologies de Guerre Sainte et de Jihâd. Si la conquête de Jérusalem en 1099 par les chevaliers de Godefroy de Bouillon s'accompagna d'un massacre des habitants musulmans - auquel le futur "avoué du Saint-Sépulcre" ne prit pas part personnellement, si un seigneur tel que Renaud de Châtillon se rendit célèbre entre 1160 et 1187 par des actes de piraterie d'une cruauté inhumaine contre des marchands musulmans, qui valaient bien les atrocités de la secte des "assassins", très souvent, les seigneurs chrétiens ont conclu des trèves avec les émirs voisins ; ils sont entrés dans le jeu des relations politiques régionales et n'ont pas fait de leurs chevaliers de purs milites christi combattant exclusivement pour la croix, comme l'aurait souhaité Saint Bernard de Clairvaux. Ainsi, en 1140, voit-on le roi de Jérusalem Baudouin II envoyer de troupes à l'émir de Damas pour lutter contre les sedjoukides turcs. Dans ces combats communs, nobles chrétiens et musulmans se sont découverts des valeurs communes de courage et de respect de l'adversaire, qui ont souvent inspiré des anecdotes de récits de croisades ou des chants de troubadours. La cohabitation, dans les Etats Francs, entre les maîtres chrétiens et les tenanciers du sol musulmans a aussi contribué à forger une société originale, celle des "poulains", mal comprise parfois en Europe, que l'on a pu qualifier à certains égards de "coloniale" et dont Foucher de Chartres a souligné de façon saisissante le caractère métissé :
"tel (...) a épousé une femme non parmi ses compatriotes, mais syrienne, arménienne, parfois même une sarrasine baptisée".
La précarité territoriale et militaire de la situation n'a pas, de toute évidence, permis de façonner une société aussi pluriethnique que dans le royaume normand de Sicile, creuset original où se sont mêlées à partir de 1090, non sans difficultés, les traditions chrétiennes byzantines, l'administration et l'artisanat raffiné des musulmans, la féodalité normande, que les nouveaux maîtres de 1'île surent fusionner avec beaucoup d'habileté dans une idéologie du "souverain de plusieurs nations", capable de récupérer les bases idéologiques de l'exaltation monarchique que leur offraient les trois cultures - auxquelles il convient d'ajouter des communautés juives très actives. De ce mélange, parvenu à son apogée sous Roger Il (1093- 1154), Palerme offre encore aujourd'hui d'étonnants témoignages artistiques.
Cette histoire des rapports complexes, instables et toujours remis en cause, est cependant dominée par un tournant incontestable, qui ne s'est pas décidé sur les champs de bataille mais dans l'activité commerciale. La Méditerranée aurait pu devenir un "lac musulman", quadrillé par les flottes fatimides et omeyyades, vers le milieu du Xe siècle. Trois siècles plus tard, le triomphe des latins, leur domination maritime et marchande sont incontestables. C'est un autre enjeu de la question que de comprendre comment et pourquoi les latins d'Europe occidentale ont pris cet avantage décisif sur les musulmans à travers la Méditerranée.
Parler des latins, est trop dire. Une fois de plus, le sens de la diversité doit ici retenir l'attention. Si l'aventure maritime et commerciale fut partagée par des marins et des négociants catalans, provençaux, siciliens, l'ouverture de la Méditerranée à l'hégémonie commerciale des latins est avant tout le fait et la gloire des marchands italiens. Jusqu'au milieu du XIe siècle, c'est dans le cadre de bonnes relations de voisinage avec des états musulmans qu'ils se refusèrent toujours à combattre, même à la demande du Pape, que les marchands d'Amalfi, Salerne ou Tarente, imprégnés de traditions byzantines, ont inauguré les liaisons régulières du commerce triangulaire entre Europe, Afrique du Nord et orient Byzantin. Pris en charge par l'administration fiscale sourcilleuse et tatillonne des califes, ils ont obtenu les premiers droits d'installation permanente dans des entrepôts au Caire ou à Alexandrie. Ils ont ainsi ouvert la voie aux trois puissances navales de l'Italie du nord : Pise, Gênes et Venise.
La maîtrise de l'espace maritime par les trois puissances navales dominantes de l'Italie, à partir du milieu du XIe siècle, s'établit de manière irréversible dans un contexte relationnel très différent envers les musulmans: l'organisation des routes commerciales trans-méditerranéennes régulières traduit la manifestation d'une supériorité navale conquise au détriment des "pirates sarrasins" dès les environs de l'an Mil. Comme l'a souligné l'historien italien Luzzato, en dilatant leurs relations maritimes à toute la Méditerranée, ces Italiens recherchaient "l'assujettissement économique plus que politique de pays riches de matières premières très recherchées" : ils ont imposé leur suprématie par les armes ou par des traités commerciaux en termes analogues aussi bien aux musulmans (surtout ceux du Maghreb et de la péninsule ibérique) qu'aux chrétiens de l'Europe méditerranéenne. Tandis que d'autres latins s'étaient enrichis par le mercenariat au service des princes musulmans, Génois, Pisans et Vénitiens ont retiré d'immenses profits du butin de guerre de course qu'ils ont mené contre les flottes sarrasines et les ont réinvestis dans l'armement maritime et les transactions commerciales et non dans la terre, contrairement au reste de l'Europe.
Ces bases financières et commerciales puissantes ont été confortées par deux facteurs décisifs, absents du monde musulman. Si les formes d'associations commerciales pour le partage des responsabilités et des capitaux étaient assez proches sur toutes les rives de la Méditerranée (plusieurs historiens ont repéré des origines musulmanes au contrat italien de Colleganza), en revanche, l'activité des marchands arabo-musulmans fut toujours bridée par une administration fiscale des Etats musulmans qui imposaient des règlements d'activités tatillons, contrôlaient totalement le construction navale et soumettaient toute transaction avec l'étranger chrétien à des autorisations délivrées par les fonctionnaires fiscaux. Au contraire, les marchands-navigateurs italiens, souvent maîtres politiques dans leurs propres communes, ont pu développer très largement leurs capacités d'initiative privée qui leur permettaient de prendre des risques plus aventureux et gagner des places de commerce toujours plus nombreuses et éloignées. Mais ils ont assorti leur liberté d'une couverture des risques dont ils furent les inventeurs, sous la forme de l'assurance maritime, inconnue avant eux. Dès lors, les marchands italiens possédaient tous les instruments, inégalés, de la conquête de l'espace maritime méditerranéen, et plus tard, les débouchés vers l'Atlantique. Sur les rivages musulmans, les latins ont pu obtenir des droits d'installation permanente. L'organisation administrative et financière des comptoirs italiens dans les ports des Etats croisés d'Orient, qui dépassait le simple cadre des transactions commerciales, a servi de modèle pour le développement des autres points d'échanges fréquentés par les marchands italiens, notamment en pays d'Islam, sous la forme des funduqs. Les latins ont pu dès lors organiser le commerce maritime exclusivement en fonction de leurs propres besoins ; la maîtrise des mers (à partir du milieu du XIIe siècle, les voyageurs musulmans doivent souvent s'embarquer sur des navires italiens), au moins autant que les croisades contribua à l'arrêt de l'expansion musulmane, jusqu'à la période ottomane.
ENCADRE
Une bibliographie très abondante permet d'aborder cette question. Le problème est plutôt celui du choix d'ouvrages sûrs et précis, surtout pour les questions de l'Islam. Il faut être prudent dans la consultation de la production de manuels qui a fleuri sur la question. Voici quelques titres utiles, correctement documentés :
Ph.JANSEN, A NEF, Ch. PICARD, La Méditerranée entre pays d'Islam et monde latin (Xe-milieu XIIIe siècles), Paris, SEDES, 2000.
R. DURAND, Musulmans et Chrétiens en Méditerranée occidentale Xe-XIIIe siècles. Contacts et échanges, Rennes, 2000.
P. GUICHARD, Ph. SENAC, Les relations des pays d'Islam avec le monde latin, milieu Xe-milieu XIIIe, Paris, SEDES 2000.
Ph. GOURDIN, G. MARTINEZ-GROS, C. ALLET, S. MAKARIOU, E. TIXIER-CACéRES, Pays d'Islam et monde latin 950-1250, Paris, Atlande, 200 1.
Pour plus d'approfondissement:
D. ABULAFIA, Commerce and Conquest in the Mediterranean, 1100 -1500, Aldershot 1995.
M. BALARD, Les Croisades, Paris, 1988.
A. DUCELLIER, F. MICHEAU, Les pays d'Islam, VIIe-XVe s., Paris, 2000.
C. GARCIN et alii, Etats, sociétés et cultures du monde musulman médiéval Xe-XVe siècle, Paris, 1995.
P. GUICHARD, Structures sociales " orientales " et " occidentales " dans l'Espagne musulmane, Paris-La Haye, 1977.
Id., L'Espagne et la Sicile musulmanes aux XIe et XIIe siècles, Lyon, 1992.
J. FLORI, L'Occident Chrétien contre l'Islam, Paris, 1992.
E. LéVI-PROVENCAL, Histoire de l'Espagne musulmane, Paris, 1950-1967, 3 vol.
B. LEWIS, Comment l'Islam a découvert l'Europe, Paris, 1984.
Ch. PICARD, La mer et les musulmans d'Occident au Moyen Age, VIIIe-XIIIe siècle, Paris 1997.
J. PRAWER, Histoire du royaume latin de Jérusalem, Paris, 2e éd. 1977, 2 vol.
Ph. SENAC, L'Image de l'autre : l'Occident médiéval face à l'Islam, Paris, 1981.
URL d'origine : www.lestempsmedievaux.com